Des Maghrébins qui ont envie de faire quelque chose de leur vie. Des garçons, entre 15 et 30 ans. Ils ne peuvent pas avoir de visas, donc ils partent avec les moyens du bord, en bateau. Littéralement, « harragas » signifie « ceux qui brûlent » : les frontières, leurs papiers, leur identité et, parfois, leur vie lors d’un naufrage ou de longues années de clandestinité. Ces jeunes ne sont pas dans une logique suicidaire, mais ils sont tout de même prêts à mourir pour quitter la vie qu’ils mènent.
Il y a d’abord la responsabilité de réussite sociale qui pèse sur leurs épaules. Là-bas, les parents retraités ont besoin de leurs enfants pour vivre. Or, le taux de chômage est énorme. Et si ces jeunes arrivent à trouver du travail, ils ne seront payés qu’une centaine d’euros pour 46 heures par semaine, soit tout juste de quoi survivre. Il y a aussi l’image de réussite véhiculée par l’Occident et par les migrants qui reviennent. Enfin, ces jeunes ont un très fort désir d’émancipation.
Ce n’est pas rien d’annoncer à sa famille : « Soit je pars, soit je meurs ». Cette décision, au fond très violente, explique aussi leur comportement en Europe. Ces migrants sont écartelés entre une vie très dure de clandestin régie par la loi de la jungle et le retour au pays forcément difficile car synonyme d’échec. Sans compter que s’ils partent, ils savent qu’ils ne pourront pas revenir compte tenu de la fermeture des frontières. Comprendre ces « brûleurs de frontières » qui n’ont pas de raisons évidentes de partir, c’est comprendre l’immigration.
Ils ont une image héroïque, celle du mythe d’Icare, de l’aventurier. Mais une amie géographe, qui enseigne dans la banlieue de Tunis, me racontait également qu’auprès des étudiants, leur image correspond au cliché sur nos banlieusards : issus de milieu défavorisés, pas très instruits et plutôt glandeurs…
Ils sont très fiers de leur révolution mais ce n’est pas pour ça qu’ils ne veulent plus réussir leur vie ! La révolution ne va pas, du jour au lendemain, donner du travail à tout le monde. Beaucoup veulent venir en France parce qu’ils ont des repères ici. Le français est une des langues officielles de la Tunisie, même si tous ne la parlent pas. Il existe aussi une forme de revendication, ils disent : « La France nous a pas demandé notre avis pour nous coloniser ! »
Chez nous, ils ne sont pas du tout considérés comme des aventuriers alors qu’ils sont, au fond, assez proches des gens qu’on admire et qui brûlaient les frontières, des Rimbaud ou des Henry de Monfreid qui étouffaient dans leur milieu. Ce dernier disait : « Je ne serai jamais l’épicier de Montrouge ». En Europe, les migrants d’aujourd’hui sont très stigmatisés. On les filme à leur arrivée en bateau pour faire des images choc. Pourtant, 90 % des migrants en situation irrégulière en France arrivent dans un avion avec des visas, mais c’est plus spectaculaire de montrer des gens qui arrivent dans des bateaux surchargés… On est presque dans la peopolisation. Ensuite, un autre mot prend le relais : clandestin. Celui qui se cache et fait peur.
Comment lutter contre un rêve ? Ils savent ce qui les attend mais pensent qu’ils ne feront pas comme les autres, que, eux, réussiront. Ils s’attendent aux naufrages, aux arrestations, mais pas aux conséquences intimes : le mépris, l’humiliation. Mais, même si vous leur dites ce qui les attend, ça ne les empêchera pas de partir. 70 % des personnes déjà expulsées n’ont qu’une envie : repartir. Tant qu’il y aura de tels écarts entre le Nord et le Sud, la fermeture des frontières est un non-sens. Je ne vois pas comment on peut empêcher à long terme des mouvements naturels de déplacements. Ces hommes ont risqué la mort et atteint leur rêve. Ils vont rester et tout faire pour réussir.
Crédits Photo FlickR : by-nc-sa Michele Massetani ; by DFID
]]>Dès sa prise de fonction lundi, le nouveau ministre de l’Immigration, Claude Guéant, insistait sur la nécessité « de lutter contre l’immigration irrégulière qui, c’est un fait, (…) inquiète » les Français. La veille, Nicolas Sarkozy avait évoqué « des flux migratoires devenus incontrôlables » et une « Europe en première ligne ». Qu’en est-il réellement ? Décryptage.
Virginie Guiraudon : Ils sont complètement fantaisistes ! Aucune enquête ne permet aujourd’hui de dire combien de gens vont émigrer. D’autant que le cas libyen est compliqué car Kadhafi a toujours joué avec les chiffres en prétendant que les migrants en Libye voulaient traverser la Méditerranée. Pourquoi tous les Subsahariens voudraient-ils venir en Europe ? Ce sont des saisonniers, qui travaillent en Libye et qui retourneront sans doute chez eux.
V. G. : Oui, on a deux cas distincts. En Tunisie, l’amélioration de la situation n’est pas une garantie contre les migrations. On l’a déjà vu au Mexique : contrairement aux idées reçues, le développement amène souvent l’émigration. Ce ne sont pas les gens les plus pauvres qui migrent, ce sont ceux qui ont le bagage éducatif et psychologique pour le faire. Les projets de migrations peuvent être indépendants du changement de régime.
V.G. : Oui, parce que – même si l’Europe fait tout pour que ça n’arrive pas – ces scénarios sont déjà envisagés. Il existe des mécanismes d’entraide, comme le fond européen pour les réfugiés. Pour le moment, seuls 6.300 Tunisiens sont arrivés à Lampedusa, ce n’est rien ! Tous les ans, 1,5 million de migrants légaux arrivent en Europe. La vraie question ce n’est pas pourquoi les Tunisiens viennent, mais pourquoi Berlusconi en parle ! Avec les élections en France et la montée de l’extrême droite, ces arrivées risquent d’être fortement instrumentalisées.
V.G. : Pour le moment, seul un instrument financier a été mis en place : le fond européen pour les réfugiés qui donne une somme symbolique aux pays qui les reçoivent. Il n’existe pas de solidarité active : chaque État essaye de renvoyer les étrangers dont il ne veut pas vers un autre pays, grâce au règlement Dublin qui permet de renvoyer un demandeur d’asile vers le premier pays européen traversé. À la faveur de cette « crise », la Commission Européenne va peut être proposer un nouvel instrument de « partage du fardeau ».
V. G. : Une répartition des personnes qui ne soit pas seulement financière. Mais ça suppose que les chefs d’État admettent qu’il s’agit d’une crise européenne. Si on considère que c’est une crise internationale, on laisse le HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) et l’OIM (Organisation Internationale pour les Migrants) gérer. Ils seront prêts à prendre les choses en main car ils sont spécialisés sur la question des mouvements de population mais ont besoin de justifier leur utilité.
V.G. : Ce n’est pas nouveau, mais de plus en plus de pays sont concernés. L’invasion de l’Europe par bateaux est un fantasme politique très utilisé par les droites européennes. Et dans beaucoup de pays, les gauches sont assez inaudibles sur ces questions. Ce silence laisse un boulevard à la droite. Sa politisation par les partis politiques et les médias en a fait une question saillante dans l’opinion, ça les encourage à privilégier cette thématique. En France, on a un cas exemplaire avec le Front national, seul parti en ordre de marche pour 2012 avec un candidat et un programme.
V. G. : Ça existe déjà ! C’est toute la logique des actions de Frontex. Cette agence européenne fonctionne avec des gardes nationaux qui vont dans les eaux territoriales des pays dits de transit ou d’origine pour empêcher les gens de partir. On les arrête avant leur départ pour qu’ils ne puissent pas être considérés comme des demandeurs d’asile.
V. G. : Très peu de migrants arrivent par bateaux en Europe, mais la principale conséquence de cette politique est de dévier les flux. Les bateaux militaires et les murs ne font que changer les routes. Maintenant, les migrants passent par la terre, via la Turquie et la Grèce. Avec un effet pervers : ces routes sont dangereuses, avec de plus en plus de morts qui sont ensuite instrumentalisés comme des victimes prêtes à mourir pour rejoindre l’Europe. Pas du tout ! Ce ne sont pas des gens désespérés, ils ont un projet de vie construit. Ces flux pourraient être absorbés par le marché du travail. L’Europe va avoir besoin de compenser la baisse de sa population active et elle fait déjà appel à la main d’œuvre étrangère pour cela, avec des besoins sectoriels assez précis : bâtiment, agriculture et tertiaire.
V.G. : À moyen terme, il peut y avoir des retours, par exemple des étudiants qui repartent en Tunisie. La dynamique n’est pas que politique, elle est aussi économique et sociale. Si l’avenir en Tunisie devient moins bouché, il y aura peut être moins de départs. L’idée de la mobilité, d’imaginer un avenir meilleur ne touche ni les plus riches, ni les plus pauvres. Les pauvres sont immobiles. Ensuite, si on regarde l’évolution des flux, les Marocains vont désormais beaucoup plus au Canada et aux États-Unis, ils y sont mieux reçus qu’en Europe où ils sont victimes de racisme et de discriminations.
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Retrouvez notre dossier sur les réfugiés de Libye :
Image de Une CC Marion Boucharlat pour OWNI
Guerre en Libye, peur des réfugiés en Europe
L’exil des réfugiés de Libye raconté par les données
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Article initialement publié sur le blog de Marie Barbier, Laissez-Passer, sous le titre “L’invasion de l’Europe par bateau est un fantasme politique”.
Crédits Photo FlickR CC : aggrrrh!
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