Pour Gabriel García Márquez l’affaire avait mal commencé. Comme tous les journalistes colombiens de l’époque, [nous sommes au début de l'année 1955] il a voulu couvrir la catastrophe, présentée alors officiellement comme « la disparition en mer de 8 marins au cours d’un tempête ». Un drame d’autant plus fort que le Caldas, un destroyer, dont la seule célébrité était alors d’avoir envoyé par le fond un sous-marin allemand pendant la deuxième guerre mondiale (2), avait perdu ses marins à seulement deux heures de navigation de son port d’attache, Carthagène.
Surtout, la marine colombienne révéla, une semaine après, qu’il y avait un survivant. Dans son autobiographie, Vivre pour la raconter (3), García Márquez raconte: « Nous [journalistes] fûmes unanimes à penser que nous tenions là le reportage de l’année à condition de pouvoir obtenir un entretien, ne fut-ce que d’une demi-heure, en tête à tête avec lui. » Cela ne sera pas possible, car les officiels encadreront toute l’information. Pourtant, les questions ne manquaient pas. Par exemple: comment un bateau de guerre avait-il pu perdre 8 hommes pour un simple coup de vent ? Comment avait-il pu survivre sur un radeau sans nourriture ni boisson ? Etc.
« Pour la première fois je fus bouleversé à l’idée que l’on cachait à l’opinion publique quelque chose de très grave sur la catastrophe », analyse-t-il. Il est vrai que la Colombie était alors une dictature militaire, dirigée par le Général Rojas Pinilla, dont García Márquez raconte d’un ton faussement léger, que « les deux exploits les plus mémorables furent un massacre d’étudiants (…) et l’assassinat par la police secrète d’un nombre resté inconnu d’aficionados qui, le dimanche, chahutaient aux arènes la fille du dictateur. »
Pire, le naufragé, Luis Alejandro Velasco, semblait n’avoir qu’un seul objectif: jouir de sa gloire toute neuve et la monnayer. Mille dollars de la part du fabricant de ses chaussures si solides qu’il n’avait pas réussi à les manger, 500 dollars et une montre neuve pour remplacer celle qui pourtant n’avait pas failli pendant ces dix jours d’épreuves, etc.
C’est ce personnage qui va venir dans les locaux de El Espectador pour raconter son histoire. Pourquoi choisit-il ce journal? García Márquez ne le dit pas. Tout juste décrit-il ainsi le quotidien où il travaille: « Né cinquante ans auparavant [en 1887], façonné dans des murs qui ne lui appartenaient pas (…) El Espectador était un modeste quotidien du soir de seize pages serrées, mais on s’arrachait ses cinq mille exemplaires mal comptés dès que les vendeurs quittaient l’imprimerie et on le lisait en une demi-heure dans tous les cafés ténébreux de la vieille ville ». Ce journal —libéral— avait comme autre caractéristique d’être dirigé par un tout jeune homme de 23 ans, Guillermo Cano, le petit-fils du fondateur.
C’est lui qui va tordre la main de celui que l’on appelle « Gabo » au journal et l’obliger, en dépit de ses fortes réticences, à interviewer Velasco: « L’histoire, racontée par bribes, avait traîné partout, elle était maintenant frelatée. » Il est vrai que García Márquez avait déjà rédigé pour le journal pas moins de trois longs articles sur ce sujet, et s’était personnellement heurté au mur de désinformation dressé par la marine colombienne (4).
Mais Guillermo Cano est doué de ce rare talent, qui est de « sentir » l’information qui fera événement. Le choix de Gabriel García-Márquez, n’est pas non plus fortuit. Il est considéré au journal comme l’une des meilleures « plumes ». Il y est chargé notamment des enquêtes. « Il est spécialisé, écrit Miles Corwin dans la Columbia Journalism Review, dans ce que l’on appelle dans les journaux latino américains, les articles refrito [littéralement "remaniés"]: une reconstruction détaillée d’un événement dramatique, publiée des semaines ou des mois après [l'événement] sous la forme d’un récit écrit avec de l’élan et une grande habileté. » (5)
Il ne reste plus à Gabriel García-Márquez qu’à s’exécuter, et d’abord à interviewer le naufragé. Cela durera 3 semaines « épuisantes », réparties en 20 séances de 6 heures chacune. Pas de magnétophone, car inventés depuis peu, les appareils étaient alors très encombrants et peu fiables.
Aujourd’hui, reconnait-il, on sait combien les magnétophones sont utiles à la mémoire , mais il ne faut jamais détourner son regard du visage de l’interviewé, qui peut exprimer beaucoup plus de choses que sa voix, et parfois même le contraire.
Il dira plus tard:
La majorité des journalistes laisse le magnétophone faire le travail, et pense ainsi respecter la volonté de la personne qu’ils interviewent en en retranscrivant mot pour mot ses propos. Ils ne réalisent pas que cette façon de travailler est peu respectueuse: lorsqu’une personne parle, elle hésite, s’engage dans des tangentes, ne finit pas ses phrases et fait des remarques insignifiantes. Pour moi, le magnétophone doit être utilisé dans le seul but d’enregistrer un matériel que le journaliste décidera d’utiliser par la suite, de la manière dont il décidera et choisira selon sa façon de raconter. Dans ce sens, il est possible d’interviewer quelqu’un de la même manière manière que vous écrivez un roman ou une poésie.
À l’époque donc, pas de magnétophone, seulement des notes prises sur des cahiers d’écolier. Et il faut écrire vite, car les articles sont publiés dans la foulée. Gabriel García Márquez décida que le naufragé, Luis Alejandro Velasco, serait le narrateur, et non lui, le journaliste. Aujourd’hui, il est difficile de dire comment cela fut décidé, puisque García Márquez, lui-même, en présente deux versions. Dans son autobiographie, il explique qu’avant même de réaliser les interviews, il avait choisi ce mode narratif: « Je le [Guillaume Cano] prévins, déprimé mais avec la plus grande courtoisie possible, que j’écrirai le reportage par devoir professionnel mais que je ne le signerais pas. » Dans le texte d’ouverture de Récit d’un naufragé, sa version est autre: « Mon seul problème littéraire allait être de convaincre le lecteur de son authenticité. Pour cette raison —et aussi par équité— nous décidâmes de l’écrire à la première personne et sous sa signature ».
Aujourd’hui, peu importe. Ce choix s’avérera un coup de génie. D’une part, il offrait la « crédibilité », puisque c’était celui qui avait vécu l’aventure qui racontait et que le lecteur le croyait, et d’autre part, il permettait l’immense souplesse narrative du roman.
Si l’histoire fascine, elle représente sur le plan du récit une prouesse, car il ne se passe pas grand chose sur le radeau de Luis Alejandro Velasco, qui dérive lentement dans la mer des Caraïbes. Les deux seuls événements importants —le naufrage et l’arrivée sur la terre ferme— se déroulent au tout début et à la toute fin de l’histoire. Qui plus est tous les lecteurs connaissaient déjà l’histoire et son dénouement heureux. Il fallait aussi composer avec les impératifs de publication imposé par le rythme d’un quotidien du soir.
Cela imposera un cadre:
Afin de mettre les lecteurs en condition avant de le [Velasco] jeter à l’eau, nous décidâmes de commencer le récit par les derniers jours que le marin avait passé à Mobile [aux États-Unis]. Nous fûmes d’accord aussi pour ne pas l’achever à l’instant où il retrouvait la terre ferme mais au moment de son arrivée à Carthagène, acclamé par la foule, c’est-à-dire quand les lecteurs pourraient poursuivre le récit tout seul à l’aide des faits déjà publiés. Cela nous donnait quatorze chapitres pour un suspense de deux semaines.
Ce choix d’étirer le récit est typiquement un procédé de fiction. La logique journalistique aurait été de commencer directement par le fait lui-même, c’est-à-dire le naufrage. Mais cette ouverture décalée permet au lecteur de pénétrer dans la psychologie du personnage, de partager ses sentiments et ses états d’âme. Velasco avant d’embarquer a été voir un film à grand spectacle: Ouragan sur le Caine, célèbre pour sa scène de tempête au cours de laquelle le capitaine Queeg, joué par Humphrey Bogart, assiste à la mutinerie de son équipage.
Après avoir vu le film, Velasco explique dans Récit d’un naufragé:
J’étais moi aussi fort ébranlé. En huit mois [le Caldas était resté 8 mois à Mobile pour subir plusieurs modifications] j’avais perdu l’habitude de la mer. Je n’avais pas peur car l’instructeur nous avait apris à nous débrouiller en cas de naufrage. Mais après avoir vu ce soir-là Ouragan sur le Caine je me sentis inquiet et cette inquiétude était anormale. Non qu’à partir de cet instant j’ai pressenti la catastrophe. Mais je reconnais que je n’avais jamais éprouvé autant d’appréhension devant l’imminence du voyage.
Gabriel García-Márquez ne pouvait que porter attention à ce film, car il l’avait vu et en avait fait un critique assez virulente au début du mois de mars. Gabo reproche notamment au film de s’appuyer sur une psychologie de bazar, qui ruine la qualité du film et en particulier fausse son personnage principal. « La personnalité psychopate du capitaine Queeg (…) est basée sur des raisonnements que l’on trouve dans la presse magazine ». Pour lui, Queeg, « comme simple être humain, comme loup de mer endurci et discipliné, est en soi un personnage extraordinaire, sans qu’il soit nécessaire de compliquer les choses avec des spéculations psychiatriques à deux sous. »
Autant de remarques qui trahissent le romancier alors en devenir, qui prêtera toujours dans ses œuvres une grande attention « à l’exploration de la vie intérieure de ses personnages », comme l’indique Melvin Corwin.
Dans la série sur Velasco, il se sent libre de reconstruire les monologues intérieur de son personnage et pour la première fois, ils ont été effectivement partie intégrante de l’histoire. Et lorsque le marin a des mirages, discute avec des compagnons imaginaires ou se bat contre les distortions du temps, tous ces passages laissent présager du romancier mature.
Les réflexions —et l’inquiétude— qu’inspire au futur naufragé la scène de tempête d’Ouragan sur le Caine, et le premier pas dans cette vie intérieure du naufragé, qui est l’une des poutres maîtresses de la narration.
Pour tenir en haleine le lecteur et faire en sorte qu’il achète le numéro suivant du journal, Gabriel García-Márquez utilise d’autres techniques, que l’on peut qualifier comme étant « plus classiques ». L’une d’elles consiste à ménager un suspense à la fin de chaque article. Voici par exemple, la fin du chapitre VI.
Une longue et fiévreuse demi-heure venait de s’écouler quand je sentis la mouette s’arrêter sur ma jambe. Délicatement, elle picota mon pantalon. J’avais gardé ma rigidité de cadavre lorsqu’un coup de bec brutal me frappa au genou. Je faillis bondir à cause de ma blessure, mais je réussis à supporter la douleur. Après quoi la mouette s’avança jusqu’à ma cuisse droite, à cinq ou six centimètres de ma main. Je retins mon souffle et fis glisser celle-ci imperceptiblement, avec une précaution désespérée.
Pour savoir, si le naufragé affamé va réussir à s’emparer de la mouette qui lui picore la jambe, il faut lire la suite.
Mais tout cela n’a été possible que parce que Gabriel García-Márquez a réussi à obtenir une étroite collaboration avec sa « source ». Il explique : « Je fus très vite persuadé qu’il [Velasco] ne dissimulait rien. Je n’eus rien à forcer. C’était comme une promenade dans un champ de fleurs où j’aurais pu cueillir en toute liberté celle que je préférais. » Un travail collaboratif essentiel, qui permettra d’alimenter le récit et de lui donner sa force. Le marin trouvant pour les anecdotes qu’il raconte « des significations symboliques ou sentimentales, comme celle de la première mouette qui ne voulait pas s’en aller. Celle des avions racontée par lui, avait une beauté cinématographique. (…) À partir d’un certain moment je n’eu plus rien à ajouter. »
La série —qui n’a pas pris une ride un demi siècle plus tard— fut un tel succès que quelques mois plus tard, en juin, Gabriel García-Márquez réalisa une série utilisant la même technique, mais cette fois signée par lui, avec le champion cycliste colombien Ramón Hoyos, dans laquelle celui-ci se raconte.
Ce sera l’un des derniers articles qu’écrira G. García-Márquez en Colombie, car très rapidement la décision sera prise par le journal de l’exfiltrer, en raison des menaces sur sa sécurité. Ce n’est pas impunément que l’on écrit la « vérité » [la série sur Velasco était titrée "La verdad sobre mi aventura" —La vérité sur mon aventure] dans un dictature et que l’on montre les défaillances l’armée. Dans son récit Velasco expliquait notamment que le Caldas avait été déséquilibré par l’énorme masse de matériels électroménagers (réfrigérateurs, machines à laver, etc.) que l’équipage ramenait en Colombie, ce qui est théoriquement interdit sur un navire militaire, que le radeau sur lequel il se trouvait était dépourvu de sa dotation réglementaire (eau, vivres, etc.), et surtout qu’il n’y avait pas eu de tempête, qui était l’explication officielle du drame. Des années plus tard, les plus hauts responsables de la marine colombienne continuaient à maintenir contre toute évidence, que la version de Gabriel García-Márquez et de Velasco était fausse [lire ici, un exemple de ce type de témoignage - en espagnol]
En tout cas, comme l’écrit Miles Corwin, « cette série d’articles a représenté un pivot dans la vie et dans la carrière d’écrivain de García-Márquez. Le gouvernement fut tellement furieux, que la direction du journal, qui craignait pour la sécurité du jeune reporter, l’envoya à Paris, comme correspondant. Quelques mois plus tard, il ferma El Espectador. La disparition de son gagne pain obligea García-Márquez à devenir un journaliste itinérant qui devait vendre des piges pour vivre — et, de manière cruciale, à continuer à écrire des romans. »
Pour autant, Gabriel García-Márquez n’abandonnera jamais réellement le journalisme qui avait tant marqué sa vie. En particulier, il créa en 1994, la Fundacíon nuevo Periodismo Iberamerico [FNPI], dont il est à ce jour encore le président, qui est l’un des plus importants foyers de la réflexion sur le journalisme en Amérique latine. Mais ceci est une autre histoire.
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Article initialement publié sur Media Trend
Images CC FlickR asbjorn.hansen, -pea-, cvstodia, geotheref
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