Pablo Mancini est journaliste jusqu’au bout des ongles. Passionné par l’évolution de son métier, il en est un acteur, aux postes de responsabilité qu’il a occupés dans le groupe de presse péruvien El commercio, ou aujourd’hui au sein du géant argentin Clarin. Hackear el periodismo [Hacker le journalisme], qu’il vient de publier, n’est donc pas l’ouvrage d’un utopiste, mais celui du responsable numérique d’importants sites d’information, profondément impliqué dans leur développement. Cela donne une résonance particulièrement forte à ses propos.
Mais d’abord une définition. Que sont ces hackers, dont il sera question tout au long de ce livre ? Quelle est leur philosophie ? Pablo Mancini reprend les propositions du finlandais Pekka Himanen, auteur de L’Éthique Hacker et l’Esprit de l’ère de l’information :
Passion, liberté, conscience sociale, vérité, lutte contre la corruption, lutte contre l’aliénation de l’homme, égalité sociale, accès gratuit à l’information (liberté de savoir), valeur sociale (reconnaissance entre pairs), accessibilité, activité, soucis de responsabilité, curiosité, créativité.
Autant de valeurs dont les journalistes sont très proches, et dans lesquelles ils peuvent se reconnaître, et qui devraient donc permettre l’intégration des hackers au sein des rédactions, à moins que ce ne soient les journalistes eux-mêmes qui se transforment en hackers. En tout cas, soit l’esprit du hacking, proche de celui du logiciel libre, avec tout ce que cela sous-entend en termes de liberté, d’esprit d’innovation et d’initiatives ou encore de modèle économique différent, pénètre les rédactions, soit ce sont les rédactions elles-mêmes qui devront se convertir à la culture du hacking. Quelle que soit la voie choisie, la mutation est obligatoire. Il en va de la survie du journalisme, car prévient Pablo Mancini, si “le public a besoin d’informations fiables“, il n’est nul part écrit que “les médias traditionnels et les journalistes soient nécessaires“.
La proposition centrale du livre est articulée autour de quatre concepts clés —temps, audience, valeur, organisation—, liés entre eux. Ce sont autant de questions que doivent affronter les rédactions et les groupes de presse dans cette période “ou l’ancien et le nouveau, ainsi que le changement coexistent“.
Auparavant, les médias étaient maître du temps. Ils fixaient la temporalité, prime time pour la télévision, moment de la parution pour un quotidien du matin. Ce dernier fixait « l’agenda » des informations pour la journée, d’autant qu’il était lu avant l’arrivée au travail. À l’ère du zapping et d’Internet, cet ensemble d’habitudes et de coutumes —qui concernaient les journalistes comme leur public— s’est évaporé. Le temps, cette notion clé pour les médias, est pulvérisé.
En dépit de cela, rien n’a fondamentalement changé: “Notre production éditoriale est toujours conçue (…) pour des paramètres constants et non pour des flux sociaux discontinus.” Il voit dans cette juxtaposition entre des supports appartenant au futur (le mobile, les tablettes, etc.) et des formes narratives relevant du passé, un cocktail explosif.
Cette question du temps renvoie à celle de la qualité de l’information. Passe-t-elle par le temps —long— de l’enquête? Par la longueur de l’article ? Pablo Mancini est loin d’en être certain :
Le moindre journaliste qui édite un site online sait que les articles les plus longs sont les moins lus et les moins commentés. Ce sont aussi les moins partagées par mail ou sur les réseaux sociaux. La longueur n’est pas synonyme de profondeur et de valeur. Une réflexion approfondie n’est plus nécessairement synonyme de contenu de qualité. La concision est le paradigme de la valeur perçue par le public
Et d’asséner : “Un article de 3.500 signes du New York Times a moins de valeur que son résumé. On a la même information, mais on l’obtient plus rapidement“.
Sur ce point, tout tient en une affirmation : “C’est le public [la audiencia] qui détient le pouvoir“. Pablo Mancini détaille: “Le phénomène le plus important en ce qui concerne le public tient à l’amateurisation massive de la production de contenu et à la circulation potentiellement illimitée [que le public permet]” ; en ce sens, “le public est le nouveau circuit de distribution.”
À ce propos, Pablo Mancini raconte une anecdote qui le marqua. Participant en 2010 au Mexique, à un séminaire de journalistes online, il fut frappé par une affirmation de l’un des animateurs de la session, Jean-François Fogel:
L’algorithme est une résonance du public.
Cela signifie d’une part que “pour tous —journalistes, médias et public— la médiation passe par un logiciel [P. Mancini utilise toujours le terme software]“ , et d’autre part que “nous sommes devenus consanguins avec les algorithmes”. Une telle intrication a de lourdes conséquences:
L’équation est connue: en raison de sa surabondance, l’information n’a plus de valeur. Les médias se trouvent aujourd’hui, explique Pablo Mancini, un peu dans la même situation que les compagnies aériennes, si d’un coup, la télétransportation se généralisait. Les billets d’avion ne trouveraient plus preneurs!
Autant dire que recréer de la valeur tient de la gageure, et ce d’autant plus que “dans de nombreux cas, l’offre [des sites] est tellement insipide que le public ne s’y intéresse pas et prend connaissance des événements sur Facebook et d’autres moyens de consommation des médias” :
Dans ce secteur [les médias], la crise ne conduit pas au changement. Au contraire,elle est une bonne raison de devenir plus conservateur et de jouer « la sécurité », alors qu’il n’y a plus de sécurité.
Le processus de rénovation passe, explique-t-il, par la création de laboratoires de recherche et développement au sein des rédactions comme l’ont déjà fait le Los Angeles Times, la BBC et le New York Times qui ont ouvert leurs API au public, le Guardian [avec en particulier les journées SXSW, qu'il organise], les sud-africains Mail&Guardian Online et News24.com [avec son 20foursLabs spécialisé dans le développement d'applications mobiles, mais qui a perdu en 2010 son créateur et animateur Matthew Buckland] et News Australia. Mais cela ne suffit pas, insiste-t-il, c’est un changement culturel qui est nécessaire, car aujourd’hui :
Sans hackers, il n’y a pas de journalisme.
Il faut également changer de perspective, en particulier pour ce qui concerne la qualité. En premier lieu, parce qu’une “bonne partie de l’offre actuelle des sites d’information pourrait être produite par des algorithmes.” Par exemple, si l’on regarde les cent derniers articles indexés par Google Actualités, la grande majorité a été fournie par des agences, et n’ont pas été (ou l’ont été marginalement) rédigés par la rédaction du site
Pour ceux qui estime que le salut peut venir d’un journalisme de qualité (enquêtes solides, articles bien écrits, etc.), Pablo Mancini n’est guère plus rassurant, car la notion de qualité ne saurait être restreinte au seul “article” ou “contenu“. Elle déborde et englobe aujourd’hui ce que l’on pourrait appeler “l’expérience consommateur“:
La question sur le contenu de qualité passe inévitablement par une discussion sur sa réplication, sa valeur d’usage, la valeur d’échange de l’information ainsi que sur la position des médias vis-à-vis des nouvelles formes de consommation, d’expérience et de recyclage [des contenus]. (…) La qualité n’est pas nécessairement basée sur la production originale et n’est pas empêchée par la gratuité et la copie. Dans une économie basée sur la diffusion et la transformation, ce qui ne peut pas être manipulé n’a pas de valeur. »
Tont cela conduit à ce que Pablo Mancini appelle le “journalisme Starbucks“, inspiré par les principes qui ont fait le succès de la célèbre chaîne de distribution de café: l’attention aux détails même les plus minuscules, le souci de faire du client le cœur du système, l’importance de surprendre “qui permet de sortir de la routine quotidienne“, la capacité de “résister“, c’est-à-dire de savoir répondre à des demandes contradictoires sans énervement ou cynisme, et enfin le souci de “laisser son empreinte“, de faire en sorte que l’on se souvienne de vous.
Ici encore, il faut tout bouleverser, car explique Pablo Mancini, l’organisation des médias (journaux, radios, télévisions) pratiquement similaire à celle des années 1950 est “lente, inefficace, immature, marécageuse, rigide, bureaucratique et démotivante“. Pour mieux décrire ce qu’il faut faire, il oppose deux images:
Pour lui, très clairement, les médias doivent abandonner l’idée qu’ils sont producteurs de contenu (“C’est une erreur”, écrit-il) et basculer dans l’univers du logiciel :
Tout, absolument tout ce que nous produisons passe par un logiciel. Tout ce que produit un journaliste et distribue un média passe par un logiciel. Tout ce que le public consomme, distribue et produit passe par un logiciel. Sans logiciel, il n’y a ni journalisme, ni média, ni public, ni qualité. Il n’y a pas non plus de commerce ni de publicité. Sans logiciel, il n’y a pas de relation avec le marché.
Il est d’autant plus important de basculer vers de nouvelles formes d’organisation, qu’il est impossible de construire de nouveaux produits avec des moyens de fabrication obsolètes.
Pour sortir de l’ornière, Pablo Mancini, propose de regarder quelques médias emblématiques de nouvelles forme d’organisations possibles comme Wikipedia, qualifié de “Napster du journalisme“, cet “éditeur mutant” qu’est le Huffington Post ou encore Newser.com, qui bénéficie tout à la fois de “coûts d’exploitation bas“, d’une “interface peu commune, simple et synthétique”, qui a aussi élaboré un algorithme efficace, etc.
Il avance aussi quelques pistes qui peuvent sembler iconoclastes:
Article initialement publié sur Media Trend sous le titre “Lecture : Hackear el periodismo, de Pablo Mancini”
Photos Flickr CC par Quasimondo,
par Itkovian, et
par Alexandre Dulaunoy.